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    L’art et la révolution selon Léon Trotsky

    Si, pour tout révolutionnaire communiste, il est essentiel de connaître l’œuvre de Trosky, principalement ses écrits antistaliniens, ceux théorisant la révolution permanente et le Programme de transition, il est également intéressant de lire ses écrits sur l’art. En effet, Trotsky était un grand amateur de littérature et, tout au long de sa vie, il a écrit une multitude d’articles, de critiques, d’essais sur cette question et sur l’art en général. Pourquoi ? Parce qu’il pensait que l’art est une des plus hautes expressions d’une société, mais aussi des différentes tendances contradictoires qui la traversent, reflétant des intérêts opposés, des dynamiques sociales et historiques divergentes... Il est donc important, en tant qu’anticapitalistes et révolutionnaires, de nous intéresser à la question de l’art, à la fois pour mieux comprendre la société et pour encourager les artistes à lutter contre l’idéologie dominante capitaliste, dans le but de les gagner au programme communiste révolutionnaire. Penchons-nous alors sur l’analyse de l’art que Trotsky a proposée, à commencer par son livre Littérature et révolution. Nous nous attarderons ensuite sur d’autres écrits d’après 1923 et sur le Manifeste rédigé par Trotsky et Breton en 1938. Nous montrerons ainsi comment l’analyse de Trotsky se modifia au cours des années.

    Littérature et révolution (1923) : analyse marxiste de l’art, mais refus de l’autoritarisme

    Léon Trotsky écrit ce livre en 1923 alors que la guerre civile en URSS, qui fait suite à la révolution socialiste de 1917, est presque terminée et que la reconstruction peut enfin commencer. Trotsky passe en revue et critique ouvertement tous les écrivains russes ayant continué ou commencé à écrire après 1917 alors que la révolution bouleverse tout le pays. Il est l’un des rare dirigeant bolchevique, avec Lénine, qui prennent le plus au sérieux la situation et les œuvres des artistes russes de cette période. Il écrit notamment : « Le développement de l’art est le test le plus élevé de la vitalité et de la signification de toute époque. »

    Trostky commence donc son livre en étudiant les écrivains qui n’ont pas « accepté » la révolution, les « émigrés de l’intérieur », comme il les appelle. Même s’il admire l’expression artistique de certains, Trotsky n’hésite pas à les qualifier de « cadavres » — comme Bielyï, ou Rozanov pour les plus connus —, dans le sens où ils sont les représentants d’un passé mort et d’un régime, la Russie tsariste, éradiquée par le souffle révolutionnaire. Plus généralement, il écrit, au sujet des « émigrés » : « Qui se tient hors de la perspective d’Octobre se trouve complètement et désespérément réduit à néant, et c’est pourquoi les pédants et les poètes qui ne sont “pas d’accord avec ceci” ou que “cela ne les concerne point” sont des zéros. » La critique est certes violente, elle n’en est pas moins fondée concernant certains auteurs russes qui écrivent à cette époque des poèmes contre-révolutionnaires, faisant l’apologie de la « vieille Russie » aristocratique, n’hésitant pas à attaquer le peuple révolutionnaire : « Et bientôt vous serez poussés vers la vieille étable avec un gourdin, Ô peuple irrespectueux des choses simples…», écrit Zinaïda Hippus. L’aversion de Trotsky pour ces écrivains est politique plus qu’esthétique : sa critique se place toujours du point de vue du socialisme, il ne juge pas le style, la forme, ou l’esthétique du roman ou du poème, mais plutôt le sens du message qu’il donne aux masses. C’est pourquoi on peut déceler un côté normatif dans son analyse, pour lui, tel ou tel écrivain est soit contre Octobre soit avec Octobre.

    Dans une deuxième partie, Trotsky parle des « compagnons de route » de la révolution. Entre l’art bourgeois qui agonise en répétitions ou en silences et l’art nouveau encore à venir, se crée un art de transition qui est plus ou moins organiquement rattaché à la révolution, mais qui n’est cependant pas l’art de la révolution. Trotsky explique que cet art de transition est porté par des écrivains assez jeunes, qui n’auraient pas pu exister en tant qu’écrivains sans cette révolution. Ils acceptent l’idée du renversement du pouvoir, mais ne sont pas toujours d’accord sur les perspectives du communisme. Ils placent notamment le paysan au-dessus de l’ouvrier et n’ont pas encore saisi le rôle que peut avoir l’art nouveau pour la société future, comme Pilniak ou Alexandre Blok (avec Les douze) pour les plus connus. Pour Trotsky, certains de ces compagnons de route sont encore trop attachés à l’élément national et à la campagne et ne voient la Révolution que comme une libération de ces éléments. Trotsky explique : « [Les] traits fort importants – clarté, réalisme, puissance physique de la pensée, logique impitoyable, lucidité et fermeté de ligne – qui viennent non du village mais de l’industrie, de la ville, comme le dernier terme de son développement spirituel – s’ils constituent les traits fondamentaux de la Révolution d’Octobre, sont pourtant complètement étrangers aux compagnons de route. C’est pourquoi ils ne sont que des compagnons de route. Et il est de notre devoir de le leur dire, dans l’intérêt de cette même clarté de ligne et de cette lucidité qui caractérise la Révolution. » Ici encore, on peut constater le côté normatif de Trotsky : ces auteurs ne sont ni en dehors d’Octobre, ni dedans, mais entre les deux, donc ils ne sont pas entièrement de « notre » côté. Cela peut s’expliquer politiquement par le fait qu’en 1923 l’URSS est exsangue, dévastée par neuf ans de guerre, la misère et la désorganisation sévissent, le nouveau pouvoir reste fragile et les bolcheviques craignent de nouvelles attaques de la réaction, qui pourraient cette fois être fatales. Ils essaient donc de rassembler toutes les forces vives au service de la nouvelle société.

    Enfin dans une dernière partie consacrée aux écrivains russe d’après 1917, Trotsky évoque le futurisme, un mouvement qui, à ses yeux, sera inévitablement une composante importante de l’art nouveau. Le futurisme est un mouvement littéraire et artistique apparu au début du XXe siècle, qui rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse. Ce courant s’est lié, dès le début, aux mouvements sociaux et politiques, notamment en Italie. Son principal représentant en Russie est le poète Vladimir Maïakovski. Trotsky a l’espoir de voir le futurisme être l’un des mouvements artistiques présageant la culture socialiste. Il écrit notamment : « Le futurisme est contre le mysticisme, la déification passive de la nature, la paresse aristocratique ainsi que contre toute autre sorte de paresse, contre la rêverie, et le ton pleurard ; il est pour la technique, l’organisation scientifique, la machine, la planification, la volonté, le courage, la vitesse, la précision, et il est pour l’homme nouveau, armé de toutes ces choses. » On sait que le futurisme fut récupéré par le fascisme italien ; un camarade du parti écrit d’ailleurs dans une lettre adressée à Trotsky : « Les principaux porte-parole du futurisme d’avant-guerre sont devenus des fascistes, à l’exception de Giovanni Papini, qui s’est fait catholique et a écrit une histoire du Christ. » En effet, le fascisme prétendait exalter une certaine modernité industrielle et technique, fondée en réalité sur la surexploitation des travailleurs soumis à la dictature. Mais si Trotsky lui-même encourage le futurisme, c’est parce que ce mouvement artistique est le premier en Russie, qui rompe avec toute la tradition bourgeoise : le futurisme, écrit-il, « n’a de sens que dans la mesure où les futuristes sont occupés à couper le cordon ombilical qui les relie aux pontifes de la tradition littéraire bourgeoise » . Malgré tout Trotsky considère, en 1923, que la force du futurisme est supérieure à celle de toutes les autres tendances artistiques. En effet, il s’est révolté contre l’esthétique fermée de l’intelligentsia bourgeoise, contre le vieux vocabulaire et la vieille syntaxe de la poésie, contre « l’impressionnisme qui aspirait la vie à travers une paille, (…) contre le symbolisme devenu faux dans son vide céleste, (…) contre tous les (…) citrons pressés et os de poulet rongés du petit monde de l’intelligentsia libéralo-mystique » écrit-il.  Pourtant, Trotsky s’oppose frontalement aux futuristes qui voulaient s’autoproclamer « art officiel bolchevique » : quel que soit son enthousiasme à leur égard, il écrit très clairement : « Que le futurisme apprenne à se tenir sur ses jambes, sans tenter de s’imposer par décret gouvernemental… »

    Dans la suite de son livre, Trotsky décrit sa propre vision de l’art et des artistes par rapport au marxisme, au parti communiste russe, à la révolution, à l’idéologie dominante d’une société, etc. Il oppose notamment l’école formaliste de l’art au point de vue marxiste. Il écrit : « Une œuvre d’art doit, en premier lieu, être jugée selon ses propres lois, c’est-à-dire selon les lois de l’art. Mais seul le marxisme est capable d’expliquer pourquoi et comment, à telle période historique, est apparue telle tendance artistique, c’est-à-dire qui a exprimé le besoin de telles formes artistiques à l’exclusion des autres, et pourquoi. » En effet, la création artistique a toujours été totalement dépendante d’un contexte socio-historique donné. Le siècle des Lumières a vu émergé bon nombre d’artistes, de musiciens, d’écrivains, tous attirés par la perspective d’une nouvelle réorganisation sociale, intellectuelle et culturelle du monde occidental ; le jazz est né des méandres du blues, lui-même né des cendres de l’esclavagisme afro-américain ; le mouvement surréaliste s’est construit autour d’une idéologie antibourgeoise et antinationaliste, avec des artistes proches du Parti communiste des années 1920, etc. Et le marxisme, par son analyse des rapports de classes permet d’expliquer l’apparition socio-historique de ces formes artistiques.

    Et pourtant, là encore, en ce qui concerne le rapport de l’art au Parti, Trotsky écrit : « L’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d’un cercle littéraire. Il ne le peut pas, et il ne le doit pas. »

    Trotsky développe également l’idée selon laquelle, dans une période de transition comme celle de 1923, on ne peut pas créer de culture ou d’art prolétarien. Car selon lui, l’histoire a montré que la culture et l’art exprimés par une société étaient en fait l’expression d’une classe, d’une idéologie dominante, et qu’ils se formaient sur le temps long. Or le prolétariat est encore une classe à part entière tant que la dictature du prolétariat règne, donc durant toute la période de transition révolutionnaire. Trotsky écrit : « L’édification culturelle sera sans précédent dans l’histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n’aura plus un caractère de classe. D’où il faut conclure généralement que non seulement il n’y a pas de culture prolétarienne, mais qu’il n’y en aura pas ; et à vrai dire, il n’y a pas de raison de le regretter : le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. »

    Dans le même temps, Trotsky rappelle que, si le Parti n’a pas la prétention de rejeter telle ou telle forme d’art au prétexte qu’elle ne parle pas de l’ouvrier ou de ses usines, « par sa nature même, l’art nouveau ne pourra pas ne pas placer la lutte du prolétariat au centre de son attention » . Ces deux idées peuvent paraître contradictoires, mais Trotsky a raison lorsqu’il affirme qu’une culture prolétarienne ne pourra exister à proprement parler dans un futur communiste, puisque les classes n’existeront plus, y compris le prolétariat comme tel... Trotsky semble donc demeurer volontairement vague, dans la mesure où il considère, à juste raison, que rien n’est prévisible quant à la situation de l’art dans un avenir sans classes.

    Malgré tout, dans le dernier chapitre consacré aux perspectives, Trotsky essaie de donner à ses lecteurs une indication sur ce que pourrait être l’art dans une société communiste… Il écrit que « le mur qui sépare l’art de l’industrie sera abattu » . Si l’on considère le lien originel et constant jusqu’à l’époque moderne entre l’art et l’artisanat, il faut sans doute comprendre par là que l’art sera désormais lié à l’industrie, qui aura cessé de rimer avec l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme. Trotsky va même plus loin en assurant que « l’art nouveau sera réaliste » . Mais il s’agit là d’un pronostic esthétique beaucoup plus aléatoire…

    On peut cerner deux problèmes principaux dans Littérature et révolution. Le premier est que, comme son nom l’indique, le livre n’est consacré finalement qu’à une partie de l’art, la littérature : c’est le domaine que Trotsky connaît le mieux. Mais il déduit certaines généralités sur l’art de cette seule analyse de la littérature. Or s’il est plus facile d’analyser ce domaine artistique d’un point de vue politique et social, car l’expression des idées est sans doute plus explicite dans des textes, Mais qu’en est-il de la peinture,  de la musique ou de la danse ? Dans tous ces domaines (et particulièrement en musique), l’analyse pour savoir si tel ou tel artiste est un « compagnon de route » ou un « émigré » est bien plus difficile. À la première écoute d’une symphonie de Chostakovitch, on ne peut pas percevoir si elle a un sens révolutionnaire, réactionnaire, bourgeois, etc. Qui peut deviner, à la seule écoute de son œuvre, que Tchaikovsky était aristocrate, que Prokoviev était antistalinien ? Il semble donc qu’on ne puisse pas mettre tous les artistes dans des cases politiques prédéfinies d’après la seule analyse de leurs œuvres. En revanche, il est plus intéressant de définir l’indépendance d’un artiste par rapport à une idéologie dominante, sa liberté de création : c’est ce que Trotsky développera dans ses écrits futurs...

    Le deuxième problème que nous voyons est que Trotsky, malgré ses appels à ce que le Parti ne condamne pas telle ou telle forme d’art, montre malgré tout une vision assez normative de l’art. Il crée lui même des groupes auxquels chaque artiste est censé appartenir : tel ou tel écrivain est en gros soit « émigré », soit « compagnon de route » , soit « futuriste » . De plus, en écrivant que ces artistes devront situer la lutte du prolétariat au cœur de leurs œuvres et même que l’« art nouveau » sera réaliste, Trotsky encadre indirectement l’art qu’il pense « nouveau » dans des normes prédéfinies.

    Mais dans les années suivantes, face à la bureaucratisation de l’État soviétique et le totalitarisme de Staline, face à la barbarie toujours plus perfide du système capitaliste et en combattant pour le redressement révolutionnaire de l’Internationale communiste (Opposition de gauche), puis pour la IVe Internationale, Trotsky change quelque peu de point de vue et développe d’autres analyses.

    Breton, Rivera et Trotsky
    André Breton, Diego Rivera et Léon Trotsky

    Différents écrits sur l’art entre 1924 et 1938 : la liberté des artistes contre le totalitarisme stalinien et la barbarie capitaliste

    Jusqu’à la fin de sa vie, Trotsky n’a cessé de lire, de critiquer des livres, de répondre à des auteurs, de proposer des textes et d’analyser différents mouvements artistiques. Alors qu’il voit à l’est la bureaucratisation stalinienne détruire tout espoir de révolution mondiale socialiste et à l’ouest le fascisme se développer, Trotsky écrit, outre différentes critiques très intéressantes de livres de Malaquais, Céline, Malraux, London…, plusieurs textes dont l’axe est la défense et la promotion de la création artistique indépendante, contre la bureaucratie de l’art et le capitalisme.

    Dès 1924, lors d’une intervention à une séance du Comité Central consacrée à la politique du parti dans le domaine de la littérature, Trotsky explique que la nouvelle classe dominante, le prolétariat, doit refaire pour elle-même toute l’histoire de la culture artistique. Elle ne peut partir de rien. Elle ne peut aller de l’avant sans considérer les points de repères les plus importants du passé. Comme Lénine avant lui, il argumente, contre certains bolcheviques qui défendent l’idée d’une culture prolétarienne ( « Proletkult » ), sur le fait qu’il faut se nourrir de l’œuvre des écrivains antérieurs, même bourgeois : « Pour l’instant, ni vous ni moi ne sommes prêts à reléguer Shakespeare, Byron et Pouchkine aux archives. Au contraire, nous allons recommander leur lecture aux ouvriers… » Or on peut noter que Trotsky n’a jamais développé cette idée dans Littérature et révolution, un an seulement auparavant… C’est qu’il comprend mieux à présent le risque de récupération de l’idée du Proletkult par la bureaucratie du parti et de l’État, qui se développe très vite. Cette récupération sera accomplie quelques années plus tard, avec l’enrégimentement autoritaire des artistes dans le prétendu « réalisme socialiste » .

    En 1938, alors que les trotskystes sont littéralement pourchassés et persécutés par les staliniens et que le capitalisme s’apprête à entrer en guerre, Trotsky, dans une lettre au journal Partisan review, met en avant pour la première fois une idée beaucoup plus générale et indépendante des « normes » de 1923 quant à la création artistique. Il écrit : « De façon générale, l’homme exprime dans l’art son exigence de l’harmonie et de la plénitude de l’existence, c’est à dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste. » Cela ne l’empêche évidemment pas de continuer à lier étroitement son jugement esthétique et son jugement politique : il fait ainsi l’éloge du peintre mexicain Diégo Riveira, censuré en URSS et compagnon de route de la IVe Internationale : « Voulez-vous voir de vos propres yeux les ressorts secrets de la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce que c’est qu’un art révolutionnaire ? Regardez les fresques de Rivera ! »

    Il rappelle également qu’en régime capitaliste, les marxistes doivent tout faire pour élever le niveau culturel des masses, ce qui n’est évidemment pas le but de la bourgeoisie. Et, contre la bureaucratisation de l’art en URSS, Trotsky se déchaîne : il dénonce les falsifications et mensonges dont fait preuve l’appareil du Parti, comme ces milliers de livres, de films, de tableaux, de sculptures magnifiant des épisodes historiques à la gloire de Staline qui n’eurent jamais lieu. Par exemple, le « centre révolutionnaire » dirigé par Staline pour conduire la révolution d’Octobre, que l’on trouve dans tous les manuels scolaires et les œuvres « artistiques » du régime, n’a en fait jamais existé ! Trotsky se montre également très déçu par certains artistes prometteurs de l’époque révolutionnaire (comme Alexis Tolstoï) qui se sont « rangés » derrière le régime stalinien. Il n’oublie pas non plus de dénoncer les pressions qu’ils subissent, allant jusqu’aux menaces de mort pour un artiste qui ne « plaît pas » au parti. « L’art de l’époque stalinienne entrera dans l’histoire comme l’expression la plus patente du profond déclin de la révolution prolétarienne » , écrit Trotsky dans son article sur  La bureaucratie totalitaire et l’art (1938).

    Le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant

    Le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, qui devait paraître sous la double signature d’André Breton et de Diego Rivera, est en réalité le fruit d’un travail commun de Trotsky et d’André Breton. Trotsky avait renoncé à sa propre signature au dernier moment pour des raisons tactiques. Ce manifeste fut rédigé en 1938 à Mexico, dans un contexte alarmant pour le mouvement artistique, comme pour toute l’humanité, avec d’un côté la bureaucratie totalitaire en URSS empêchant toute forme d’art indépendante et de l’autre le capitalisme mondial dans sa marche à la guerre.

    Dans ce Manifeste, les auteurs soutiennent que la création artistique indépendante est par elle-même une réelle opposition à la barbarie vers laquelle conduisent et la bureaucratie et le capitalisme : « L’opposition artistique est aujourd’hui une des forces qui peuvent utilement contribuer au discrédit et à la ruine des régimes sous lesquels s’abîme, en même temps que le droit pour la classe exploitée d’aspirer à un monde meilleur, tout sentiment de la grandeur et même de la dignité humaine. » Trotsky et Breton considèrent que, au vu de la situation mondiale, la tâche suprême de l’art est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Ils ajoutent : « Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur. » Une des particularités de ce Manifeste est l’appel lancé pour constituer une sorte de front unique artistique entre marxistes et anarchistes. Trotsky prend appui en effet sur une analyse du jeune Marx concernant la liberté de la presse : la révolution doit dès le début établir un régime anarchiste de liberté individuelle : « Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! » Et Trotsky et Breton de préciser dans leur Manifeste : « Le but du présent appel est de trouver un terrain pour réunir les tenants révolutionnaires de l’art, pour servir la révolution par les méthodes de l’art et défendre la liberté de l’art elle-même contre les usurpateurs de la révolution. Nous sommes profondément convaincus que la rencontre sur ce terrain est possible pour les représentants de tendances esthétiques, philosophiques et politiques passablement divergentes. Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes, à condition que les uns et les autres rompent implacablement avec l’esprit policier réactionnaire, qu’il soit représenté par Joseph Staline ou par son vassal Garcia Oliver [dirigeant anarchiste traître de la révolution espagnole]. » 

    Enfin, les auteurs proposent de lancer la FIARI (Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant), pour permettre à tous les artistes impliqués dans une perspective révolutionnaire de se fédérer en une puissante organisation mondiale. Malheureusement, cette fédération ne publiera que deux numéros de sa revue, stoppée nette par le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale… Nous reproduisons ici la fin de la lettre que Trotsky a adressée à Breton après la création de la FIARI Car c’est un exemple de lucidité, d’enthousiasme et d’optimisme sur le rôle que peuvent avoir les artistes dans un monde rongé par la barbarie capitaliste et totalitaire :

    « Mon cher Breton,

    (…) Le combat pour les idées de la révolution en art doit reprendre, en commençant par le combat pour la vérité artistique, non pas comme l’entend telle ou telle école, mais dans le sens de la fidélité inébranlable de l’artiste à son moi intérieur. Sans cela, il n’y a pas d’art. « Ne mens pas ! » c’est la formule du salut. La F.I.A.R.I. n’est pas, bien sûr, une école esthétique ou politique et ne peut le devenir. Mais la F.I.A.R.I. peut ozoniser l’atmosphère dans laquelle les artistes ont à respirer et à créer. En effet, à notre époque de convulsions et de réaction, de décadence culturelle et de barbarie morale, la création indépendante ne peut qu’être révolutionnaire dans son esprit, car elle ne peut que chercher une issue à l’insupportable étouffement social. Mais il faut que l’art en général, comme chaque artiste en particulier, cherche une issue par ses propres méthodes, sans attendre des ordres de l’extérieur, en refusant les ordres, et qu’il méprise tous ceux qui s’y soumettent. Faire naître cette conviction commune parmi les meilleurs artistes, voilà la tâche de la F.I.A.R.I. Je crois fermement que ce nom passera dans l’Histoire.

    L. Trotsky

    22 décembre 1938 »

    Dans les textes de Trotsky d’après 1923 et notamment dans le Manifeste de 1938, l’analyse concernant l’art a donc évolué par rapport à celle de Littérature et révolution. Alors que, en 1923, Trotsky mettait les artistes dans des « cases » en fonction de leur sympathie pour la révolution et veillait à ce que les plus enclins à fonder l’« art nouveau » fassent figurer la lutte du prolétariat dans leurs œuvres, en 1938 il se prononce pour la fidélité au « moi » de l’artiste, il insiste avant tout sur l’originalité et la personnalité. Les mensonges et falsifications du régime stalinien, la barbarie et la perfidie du capitalisme font que, si l’artiste est sincère, fidèle à son « moi » intérieur dans toute son œuvre, alors il développe déjà une résistance à l’ordre établi. Si les artistes marxistes et anarchistes ont évidemment raison de développer leurs idées et sentiments dans leurs propres œuvres, ils ont donc aussi une responsabilité cruciale dans la défense de la création artistique en général.

    Cette évolution de Trotsky peut s’expliquer principalement par des raisons politiques. En 1923, la révolution est encore récente et toujours susceptible d’être attaquée par les impérialistes ; la promotion prioritaire d’un art révolutionnaire participe d’une exigence plus générale de défense et d’approfondissement de la révolution. Mais quand la bureaucratie totalitaire devint le principal ennemi de la révolution, en la dévorant de l’intérieur, quand le nazisme triompha en Allemagne notamment à cause de la politique stalinienne du Parti communiste et du Kremlin, quand la révolution fut trahie en France et en Espagne, quand la Deuxième Guerre mondiale se préparait, quand il fallut donc fonder une nouvelle Internationale communiste, révolutionnaire et anti-stalinienne, il fut également nécessaire de proposer une autre analyse de l’art et des artistes, tenant compte de cette nouvelle situation historique.

    Plus généralement, l’analyse proposée par Trotsky offre une base solide à tout révolutionnaire anticapitaliste désireux de s’intéresser à la question de l’art. C’est le cas notamment quand il soutient qu’il faut un accès général à la culture pour les masses, qu’il faut prendre connaissance et s’imprégner de toute la culture antérieure, que le marxisme permet d’expliquer la naissance de tel ou tel mouvement, que la création artistique doit, pour se développer pleinement, être totalement indépendante de l’idéologie dominante, etc.

    En particulier, pour la pensée à la fois révolutionnaire et artistique, le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, s’il est bien sûr à replacer dans son contexte, reste pertinent en ce début de XXIe siècle face au paysage intellectuel et artistique dans lequel nous vivons. Quand aujourd’hui l’« artiste » mis en avant par le capitalisme n’est plus qu’un produit de consommation dont la valeur s’évalue au chiffre de vente et quand cet « artiste » a comme principale priorité la garantie de la préservation de son image, l’appel de ce Manifeste garde toute sa force envers l’avant-garde artistique nombreuse et créatrice, mais réduite à la précarité et à l’isolement par l’écrasante machine capitaliste.

    Nous reviendrons dans un prochain numéro sur la situation actuelle de l’art dans la société capitaliste et sur les perspectives à proposer pour le libérer du joug capitaliste. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il devient urgent de s’unir et de lutter pour le renversement de cette société fondée sur les rapports de domination et d’exploitation. La formule finale du Manifeste de Trotsky et Breton est plus que jamais d’actualité : « L’indépendance de l’art pour la révolution, la révolution pour la libération définitive de l’art. »

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