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Nicos Poulantzas et l’État, par Razmig Keucheyan

Lien publiée le 26 avril 2015

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Poulantzas est le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci. Après des débuts sartriens puis althussériens, sa conception du pouvoir n’a cessé de se rapprocher de celle de l’auteur des Cahiers de prison, même si des désaccords – ou plutôt des malentendus – sont demeurés jusqu’à la fin.

Par Razmig Keucheyan*

L’œuvre de Poulantzas est le point culminant d’un siècle de débats sur la question du pouvoir et de l’État au sein de la tradition marxiste. Elle synthétise ces débats, et ouvre des pistes nouvelles pour les poursuivre au contact d’un capitalisme en mutation constante [...]. L’État capitaliste, dit Poulantzas, est autonome par rapport aux intérêts de la bourgeoisie, mais il ne l’est que relativement. Cette thèse de l’autonomie relative de l’État a souvent été mal comprise [...].

En régime capitaliste, l’État est toujours un État de classe. Cependant, il est autonome par rapport aux classes dominantes, et ce pour deux raisons. La première est que les classes dominantes ne sont pas homogènes, elles ne l’ont jamais été, et ne peuvent pas l’être. La division du travail est l’essence du capitalisme, elle affecte tous les secteurs de la société, y inclus les classes dominantes. Celles-ci se divisent en d’autres termes en fractions du capital : le capital industriel, le capital financier, le capital commercial, l’armée, le personnel politique, les intellectuels dominants… Les intérêts de ces fractions ne coïncident pas nécessairement. Afin d’asseoir leur domination et de constituer ce que Poulantzas appelle un bloc au pouvoir, elles doivent par conséquent pouvoir compter sur un instrument suffisamment souple qui, le plus souvent sous l’hégémonie de l’une d’elles (par exemple, à l’époque néolibérale, le capital financier), coordonne leurs intérêts. Cet instrument n’est autre que l’État. Celui-ci œuvre en faveur de la domination de la bourgeoisie, tout en étant indépendant des intérêts de telle ou telle fraction du capital. L’autonomie relative de l’État, en somme, est une conséquence du caractère pluriel, différencié, des classes dominantes.

On a souvent reproché au marxisme – Claude Lefort a fait toute sa carrière sur cette idée – de ne pas disposer de théorie de la politique. Ce reproche, comme le montre la pensée de Poulantzas, est profondément erroné. Le marxisme explique pourquoi il ne peut pas ne pas y avoir de la politique, pourquoi la politique est nécessaire. Là où d’autres courants de pensée postulent abstraitement l’existence « du » politique, le marxisme montre que la politique est le produit de la non-congruence des intérêts des fractions des classes dominantes, et des rapports de forces qui les opposent aux fractions des classes subalternes. C’est dans cet espace social non déterminé que se loge la politique.

Une seconde explication de l’autonomie relative de l’État capitaliste réside en ceci que la bourgeoisie n’est pas toujours la mieux placée pour défendre ses propres intérêts. Les classes dominantes manquent souvent de lucidité sur leur propre compte. Il est fréquent qu’elles cherchent à assouvir leurs intérêts de court terme au détriment de leurs intérêts de long terme. C’est même sans doute la règle, et les écrits politiques de Marx évoquent nombre d’épisodes où la bourgeoisie commet des erreurs, pour certaines graves. La crise du capitalisme actuelle, l’incapacité des États européens à résoudre l’impasse institutionnelle de l’Union européenne, en sont des exemples contemporains. L’existence d’un État relativement autonome est une façon de contrecarrer cette tendance de la bourgeoisie à commettre des erreurs. L’État organise l’intérêt de long terme des classes dominantes, y compris au besoin en réprimant leur tentation d’assouvir leurs intérêts immédiats. Du moins est-ce ce qu’un État qui fonctionne normalement est supposé faire. Car l’un des aspects de la crise de l’État est que celui-ci est de moins en moins capable d’organiser rationnellement et durablement l’hégémonie des classes dominantes, en partie, comme le suggère Poulantzas, parce qu’il n’est plus assez autonome par rapport à elles [...].

C’est sur cette base que Poulantzas formule sa définition de l’État comme « condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes et les fractions de classe » (L’État, le pouvoir, le socialisme) [...].

Comment comprendre alors la définition poulantzassienne de l’État ? Que l’État moderne soit un État de classe ne signifie pas qu’il est un bloc monolithique entièrement sous contrôle de la bourgeoisie. L’État est un champ stratégique, où classes et fractions de classes se livrent une lutte constante. Dans le fond, la question importante est celle-ci : « Pourquoi la bourgeoisie a-t-elle généralement recours, à fin de domination, à cet État national-populaire, à cet État représentatif moderne avec ses institutions propres, et pas à un autre ? » (EPS, p. 13). La réponse est que ce n’est pas elle qui a choisi cette forme d’État, et que si elle avait pu le faire, elle en aurait choisi une autre. Tout en étant capitaliste de part en part, l’État national-populaire est imposé à la bourgeoisie par les classes subalternes : prolétariat, paysannerie, classes moyennes, femmes, colonisés… Cette façon de concevoir l’État a des implications stratégiques importantes. La thèse marxiste du « dépérissement de l’État » repose sur l’idée que l’État est un instrument de domination, et que le renversement du capitalisme induira à terme l’obsolescence de cet instrument. Si en revanche, comme le pense Poulantzas, l’État capitaliste a en partie été façonné par des luttes populaires, la nécessité de son dépérissement dans la transition vers le socialisme devient nettement moins évidente [...].

Poulantzas se livre dans EPS à une critique de la « dualité des pouvoirs ». Cette notion apparaît dans le contexte de la Révolution russe. Elle conduit cependant les marxistes qui l’élaborent, au premier rang desquels Lénine et Trotski, à relire par son entremise toute l’histoire des révolutions modernes, depuis la révolution anglaise. La version la plus sophistiquée de ce concept se trouve dans l’Histoire de la révolution russe de Trotski, dont le premier volume contient un chapitre qui le concerne […].

La dualité des pouvoirs se dit d’une situation où deux pouvoirs se disputent un même territoire : le pouvoir en place, le tsarisme dans le cas de la Russie, et le mouvement révolutionnaire. Cet affrontement a un caractère territorial, puisque chaque antagoniste occupe une partie de l’espace national (rural ou urbain) et cherche à conquérir l’autre par la force […].

Pour Poulantzas, la dualité des pouvoirs convient tout au plus aux pays non démocratiques, où les institutions représentatives et la société civile sont fragiles. De fait, l’histoire des révolutions au XXe siècle montre que cette stratégie n’a réussi que là où existaient des régimes autoritaires. Dans les pays de vieille tradition démocratique, un mouvement qui mettrait en œuvre une stratégie de cet ordre est certain de courir à la catastrophe. C’est ce qu’avait commencé à reconnaître Gramsci, dont les notions « d’État intégral » et de « guerre de position » visent à sortir d’une conception simpliste du processus révolutionnaire. Cette conception n’est d’ailleurs pas celle de Lénine et de Trotski, elle résulte de l’insuffisante contextualisation et de l’ossification de leur pensée au cours des décennies qui ont suivi.

L’État capitaliste n’est pas une « forteresse », dit Poulantzas. Il n’est pas extérieur aux conflits sociaux, et à ce titre, il n’est pas à conquérir comme on conquerrait une place forte située en territoire étranger. En tant que condensation d’un rapport de forces entre classes et fractions de classes, l’État est traversé de contradictions. Tous ses « appareils » le sont à des degrés divers. Par conséquent, il est erroné de se représenter l’État comme n’étant situé que d’un côté, le côté conservateur, de la dualité des pouvoirs. Il se trouve de part et d’autre de la ligne de front, à tel point que cette ligne de front n’en est en réalité pas une. Plus précisément, il existe de multiples lignes de front, dont certaines passent à l’intérieur même de l’État.

Ce constat entraîne le marxisme sur une voie jusque-là inexplorée. D’abord, la révolution cesse d’être synonyme d’affrontement armé avec l’État. Celui-ci demeure bien entendu le garant de l’ordre existant, au besoin par la violence. En ce sens, toute révolution inclut des moments de contre-violence. Mais ces moments ne sont plus conçus comme décisifs, on sort d’une vision militaire du changement social. On renonce par la même occasion au climax, à l’idée de point culminant du processus révolutionnaire. L’État ne disparaît pas dans la transition vers le socialisme, il est présent jusque dans le socialisme lui-même. Puisqu’il n’est pas un simple instrument aux mains des capitalistes, il n’a pas de raison de s’effacer avec la disparition de ce système. Les marxistes ont accordé peu d’attention au problème de la forme de l’État en régime socialiste, car pour eux, le socialisme abolira l’État. Or, selon Poulantzas, cette question doit être mise à l’ordre du jour de la recherche marxiste.  

*Razmig Keucheyan est sociologue.

Il est maître de conférences en sociologie à l’université Paris-IV Paris-Sorbonne.

Extraits de la préface à la nouvelle édition de Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme (Les Prairies ordinaires, 2013) publiés avec l’aimable autorisation de l’auteur.