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Autour de Houellebecq et de “Soumission”

culture

Lien publiée le 1 juillet 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://ddt21.noblogs.org/?page_id=470

Pourquoi écrire sur Soumission ? Les romans, on s’en fiche, surtout ceux d’un auteur à la mode comme Houellebecq, l’art c’est l’aliénation, la religion n’en parlons pas, alors ?! Alors peut-être, mais pas tout à fait.

* * *

Soumission sentait le souffre. Publié peu de temps après le succès du Suicide français d’Eric Zemmour1, le dernier roman de Michel Houellebecq devait décrire la victoire d’un candidat musulman à l’élection présidentielle de 2022, et la conversion progressive de la France à l’islam. L’auteur ayant pris autrefois des positions très hostiles à cette religion, on nous annonçait un ignoble brûlot « islamophobe ».

Le roman sort en librairie le 7 janvier 2015. L’attaque contre Charlie Hebdo met aussitôt fin à sa campagne promotionnelle mais n’empêche pas son succès commercial (européen), ni la naissance d’une polémique médiatique. Curieusement, les rares interviews de Houellebecq et quelques recensions ne vont pas dans le sens du courant. Soumission ne serait pas islamophobe ? Serait-il même un peu islamophile !? Étrange. Un auteur «raciste» peut-il évoluer ? Est-il possible, comme il le prétend, qu’une « lecture approfondie du Coran » ait fait changer son point de vue sur les musulmans ?2

Provocateur branché devenu trop à la mode, catalogué de réac de gauche, ou de droite, passé desInrock‘ au Gongourt, on se demande dans quelle mauvaise case ranger Houellebecq. Seuls semblent certains son dégoût affiché pour ce monde et une approche de la question sexuelle volontairement aux antipodes du politiquement correct, qui choque et entretient sa réputation. Mais l’écrivain embourgeoisé n’en est pas moins un observateur de notre société, des souffrances et contradictions qui y croissent.

Rappelons tout d’abord cette évidence : il peut y avoir une différence entre les propos des différents personnages de ses romans et ce que l’auteur peut déclarer par ailleurs. C’est qu’il ne s’agit que de littérature, pas de théorie politique. Son livre n’est donc pas un programme, ni une thèse, seulement une possibilité parmi d’autres, pas moins réaliste que tant d’événements historiques que la veille encore les mieux informés jugeaient invraisemblables. Dans l’écheveau de notre présent, Houellebecq prend un fil, pas forcément le plus gros ou le plus visible et, de l’extérieur, observe où il mène si on le suit jusqu’au bout. Il a expliqué ne rien espérer et déclaré qu’il ne « faut surtout avoir de point de vue pour écrire un tel roman »3. Le point de vue fait pourtant l’intérêt du livre.

L’inconvenant

« Si l’art parvenait à donner une image à peu près honnête
du chaos actuel, je crois que ce serait déjà énorme.
 »4

Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, arrivent en tête Marine Le Pen (34,1 % des suffrages) et Mohammed Ben Abbes, candidat de la Fraternité musulmane (22,3 %). Front républicain oblige, ce dernier est élu. La France va s’islamiser, en douceur ; cette religion s’adaptant finalement bien à l’Hexagone et inversement. Les habitants appartenant à la population majoritaire, non issus d’une immigration récente, se convertissent volontiers, notamment les élites.
L’Islam est présenté très favorablement dans Soumission ; comme LA solution : à la crise économique et morale, au chômage, à la délinquance, au risque de guerre civile, aux extrémismes (frontistes, islamistes ou identitaires), au racisme, au déclin de la France et de l’Europe, etc.

Y voir une fiction « islamophobe » qui ferait le jeu du FN, c’est considérer comme abominable le seul fait d’oser imaginer la possibilité d’une France musulmane (!).

Cela en dit long sur la fausse conscience de ceux qui portent de tels jugements. Médias et commentateurs dénoncent l’« islamophobie », mais ne peuvent concevoir que la France devienne un jour majoritairement musulmane autrement que comme un cauchemar lié à une invasion arabo-musulmane, physique et culturelle5. Même la gauche croit à la possibilité du « choc des civilisations ».
Car tout cela est absent de Soumission. La conversion à l’islam y est un choix, celui de lasoumission à Dieu (« islam » en arabe), et c’est sans doute ce qui dérange. On préfère oublier que cette religion ne s’est pas répandue de l’Espagne à l’Indonésie, puis au-delà, par le seul maniement des sabres. Des tribus, des peuples et des états ont choisi cette religion pour diverses raisons, diplomatiques, stratégiques ou commerciales.

La méfiance (et la fascination) devant ce roman témoigne des deux perceptions de l’islam qui semblent aujourd’hui dominer en France :
Celle, raciste, d’une religion de dangereux barbares le couteau entre les dents.
Celle, politiquement correct, d’une religion devant imiter ce qu’on imagine être devenu le christianisme : tolérant, modéré, républicain, émancipateur, appréciant Voltaire et la laïcité, aussi peu religieux qu’il est possible. Tel serait le « vrai islam », qu’on ne peut envisager prosélyte, ambitieux ou dominateur : d’ailleurs les jeunes gens qui partent faire le djihad ne sont pas des musulmans, « pas des vrais », juste des « déséquilibrés »… (comme tous les extrémistes)6.

On reproche donc à Houellebecq de sombrer dans la caricature et l’excès car l’islam politique qu’il décrit n’est pas celui de la république ou « des Lumières ». Il ne se rapproche pourtant pas de celui de l’État islamique, plutôt de celui des Frères musulmans ou de l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan.

La question des mœurs est à cet égard exemplaire. Les précédents ouvrages de Houellebecq ont choqué par la crudité de la description de la misère sexuelle : frustrations, sexualité apocalyptique, hommes « en compétition pour le vagin des jeunes femmes »7, prostitution, lassitude et dégoût, etc. Son écriture lui a valu l’étiquette d’abominable misogyne8. Comme d’habitude en pareil cas, on ne sait ce qui scandalise : le tableau, ou la réalité évidemment déformée qu’il dépeint ?
En imaginant un retour au patriarcat en 2022, Soumission ne risque pas de réconcilier l’auteur avec les féministes, islamiques comprises. La faute notamment au personnage principal qui se dit lui-même « macho approximatif » [41]9, n’est pas indigné par la disparition des femmes de la sphère publique et se prépare à profiter de la légalisation de la polygamie. Mais le fait de lier ce type d’union à l’islam serait là-encore donner une image déformée et stigmatisante de cette religion10.Mieux vaut quand même la monogamie, nous dira-t-on. Sans doute. Nous préférons rappeler que le mariage, institution hétérosexuelle normative ancestrale généralement pourvue d’un habillage religieux, prend des formes diverses selon les époques et les cultures. Mais que son objectif est toujours d’assurer reproduction, filiation et transmission du patrimoine, ce qui, généralement, entraîne un asservissement légal ou symbolique de la femme. Et que, très logiquement, cette institution a longtemps été dénoncée, sous toutes ses formes, par les militants révolutionnaires, anarchistes, féministes et autres.
Nous ne pensons pas qu’il s’agisse de choisir. Ni d’ailleurs entre une religion et sa concurrente, dont les capacités de nuisance sont différentes mais ont le même fonds11. Leurs spécificités n’enlèvent rien à notre opposition à l’ensemble des religions.

Matérialiste malgré lui, Houellebecq nous rappelle également que la classe dominante est prête, sinon à tout, du moins à beaucoup, pour garder l’essentiel : plutôt que l’aventure, la révolution des mœurs (en 2022 comme dans les années 1970) et le changement de régime (ici la fin de la République et le passage de « l’éthique protestante » à la musulmane12).

Communes valeurs ?

Michel Houellebecq, puisque qu’il parle d’islamisation, est inévitablement accusé de faire le jeu du FN. A l’extrême droite, les lecteurs du roman sont partagés :

Il y a ceux (les réacs traditionnels) qui ont détesté Soumission puisqu’il montre que l’islamisation de la France est possible, voire souhaitable.

Il y a ceux (les identitaires) qui, bien qu’attaqués dans le livre, en font assez bêtement la promotion. S’il décrit une plausible islamisation de la France, le roman ne cadre pas avec leur théorie du « Grand remplacement »13.

Il y a enfin ceux (autour de Soral par exemple) qui apprécient Soumission car il démontrerait la viabilité d’un « islam patriote » et d’un « Front de la foi » entre catholiques et musulmans.
Il est vrai que le roman met en avant le conservatisme de l’islam, et sa parenté avec l’extrême droite en termes de valeurs (foi, famille, patriarcat) et de positions (rejet du mariage pour tous, des Lumières et de l’athéisme). Il montre les possibilités de passerelles, sinon de conversions. Un des personnages commente ainsi l’hypothèse d’un président de la république musulman :

« Concernant la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et implicitement du patriarcat, un boulevard s’ouvrait devant lui [Ben Abbes], que la droite ne pouvait pas emprunter, et le Front national pas davantage, sans se voir qualifiés de réactionnaires, voire de fascistes par les ultimes soixante-huitards, momies progressistes mourantes, sociologiquement exsangues mais réfugiés dans des citadelles médiatiques d’où ils demeuraient capables de lancer des imprécations sur le malheur des temps et l’ambiance nauséabonde qui se répandait dans le pays ; lui seul était à l’abri de tout danger. Tétanisée par son antiracisme constitutif, la gauche avait été depuis le début incapable de le combattre, et même de le mentionner. » [153-154]

Continuant d’enfoncer ce clou, Houellebecq ajoute des passages, concernant l’immigration, qui ne peuvent que hérisser le poil à droite :

« L’arrivée massive de populations immigrées empreintes d’une culture traditionnelle encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens constituait une chance historique pour le réarmement moral et familial de l’Europe, ouvrait la perspective d’un nouvel âge d’or pour le vieux continent. Ces populations étaient parfois chrétiennes ; mais elles étaient le plus souvent, il fallait le reconnaître, musulmanes. » [276]

De quoi également déplaire à gauche. Il fut un temps où Houellebecq et sa critique de la société pouvaient y être appréciés mais, depuis 2001, date de ses charges contre l’islam, c’est fini. Et plus encore en 2015 avec ce roman parait-il réac, islamophobe, nostalgique et misogyne. Un militant de gauche ne lit pas ce genre de bouquins14  ; mais il peut en citer l’auteur aux côté d’Eric Zemmour dans un tract dénonçant « la montée du fascisme ».

Nostalgie

« De tous les systèmes économiques et sociaux,
le capitalisme est sans conteste le plus naturel.
Cela suffit déjà à indiquer qu’il devra être le pire 
»15

Depuis le début des années 1990, et jusque dans ses poèmes, la critique du libéralisme est au cœur de l’œuvre de Houellebecq. Bien qu’il emploie parfois le mot capitalisme, il n’en dénonce que les excès : règne de la marchandise, pseudo-liberté, individualisme triomphant, mais aussi et surtout, c’est la spécificité de l’auteur, libéralisme sexuel. C’est ce qui choque et séduit.

« Le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique. »16

Le capitalisme sépare et détruit tout ce qui peut exister de collectif et réunir « les gens » :

« Comme l’indique le beau mot de ménage, le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction des communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché »17.

Le marché, c’est la sauvagerie, le chaos, la nature, tout ce contre quoi l’espèce humaine s’était protégée par des structures comme la famille, le groupe ou la tribu (pas le peuple et la nation qui sont pour lui des concepts dépassés).
Houellebecq survit donc en nostalgie, forcément. Mais, conscient de sa vanité, il refuse l’étiquette de réactionnaire. Il n’accepte que celle de conservateur, mais avec tristesse, car ce qui le désolec’est que les conservateurs conservent si peu et si mal :

« Or s’il y a une idée, une seule, qui traverse tous mes romans, jusqu’à la hantise parfois, c’est bien celle de l’irréversibilité absolue de tout processus de dégradation […] dans mes romans il n’y a pas de pardon, de retour en arrière, de deuxième chance : tout ce qui est perdu est bel et bien, et à jamais, perdu. […] À quelqu’un qui est à ce point persuadé du caractère inéluctable de tout déclin, de toute perte, l’idée de réaction ne peut même pas venir. Si un tel individu ne sera jamais réactionnaire, il sera par contre, et tout naturellement, conservateur. Il considérera toujours qu’il vaut mieux conserver ce qui existe, et qui fonctionne tant bien que mal, plutôt que de se lancer dans une expérience nouvelle. Plus sensible aux dangers qu’à l’espérance il sera pessimiste, d’un naturel triste, et en général facile à vivre18

« Je suis nostalgique de l’optimisme des Trente Glorieuses qui se voit dans les premières chansons des Beatles. C’est un paradoxe d’être nostalgique de cette période destructrice seulement parce qu’elle était optimiste. C’est une période exceptionnelle […] Je peux être nostalgique d’une période tout en considérant que c’est une catastrophe. L’idée de la famille nucléaire était vouée à l’explosion. Ça ne pouvait pas marcher. La famille précédente n’était pas une famille nucléaire, c’était une sorte de mini-tribu où il y avait trois générations, des collatéraux. Je peux à la fois trouver qu’on n’a jamais fait aussi beau que les chansons des Beatles et trouver que c’est une catastrophe. C’est pour ça que je suis ambigu. Mai 68 était déjà inclus dans les années 50. Ce n’était pas un phénomène évitable. Tout devait être monétarisé. La disparition du mode de vie rural, c’est la disparition d’un mode de vie non marchand. Les Trente Glorieuses est un sujet fondamental. »19

Mai 68 serait ce moment charnière qui « n’a servi qu’à briser les quelques règles morales qui entravaient jusqu’alors le fonctionnement impitoyable de la machine sociale »20 . Ce n’est pas l’insubordination ouvrière qui l’intéresse, seulement les mouvements des jeunes, féministes, homosexuels et la « libération sexuelle » ou « des mœurs » qui ont coïncidé avec la modernisation de la société française (la droite libérale venue au pouvoir en 1974 autorisant l’avortement ou abaissant l’âge de la majorité).
D’où cette critique du syntagme « libéral-libertaire », guère originale. Autrefois réservée aux réacs de droite, l’idée fait son chemin au sein d’une nouvelle (extrême) gauche qui dénonce l’abandon du « social » au profit du « sociétal » et fantasme sur les Trente Glorieuses, comme sur un défunt mouvement ouvrier dont on a perdu la culture et les valeurs.
Une bonne dose de démocratie, autant de néo-keynésianisme et une révolution des comportements, voilà ce qu’il nous faudrait.
Pour y croire, il suffit d’oublier que la vie quotidienne n’est que la surface du lieu où l’on se déchire, d’oublier le mode de production capitaliste, la contradiction capital/travail et l’exploitation, et alors, en effet, il devient possible de penser que nous n’aurions à faire qu’un choix de société.

L’originalité de Houellebecq, qui a l’excuse de ne pas être théoricien, c’est, outre le fait de comprendre l’impossibilité d’un retour en arrière, de proclamer que notre période manque cruellement d’amour et de bonté, ce que tout le monde sait, mais surtout de religion.

The Meaning of Life

« La simple volonté de vivre ne me suffisait manifestement plus à résister à l’ensemble des douleurs et des tracas qui jalonnent la vie d’un Occidental moyen, j’étais incapable de vivre pour moi-même, et pour qui d’autre aurais-je vécu ?
L’humanité ne m’intéressait pas elle me dégoûtait même, je ne considérais nullement les humains comme mes frères 
[…].Pourtant, en un sens déplaisant, je devais bien le reconnaître, ces humains étaient mes semblables, mais c’était justement cette ressemblance qui me faisait les fuir »[207]

Houellebecq ne sera pas le dernier à déplorer la perte de sens, la ruine des « valeurs » dans une société de consommation où chaque jour les désirs se renouvellent de leur frustration même.

« L’idéologie libérale […] est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine »21

Le tableau est connu.
L’horizon capitaliste semble indépassable. Les compensations autrefois permises aux prolétaires (Welfare State, compromis fordiste, augmentation du « niveau de vie », « ascenseur social », etc.) sont aujourd’hui mises à mal ou disparues.
La croyance dans le progrès ? Chacun sait que seuls les plus riches profiteront d’éventuels avantages, et que les prolétaires n’en connaîtront que les sous-marques et les nuisances.
L’illusion démocratique ? Elle ne fonctionne plus guère, ni même sa prétendue contestation (le FN n’est plus pour ses électeurs qu’un pis-aller conservateur).

Ce qui change aujourd’hui, c’est que tout cela paraît évident, qu’on nous le répète et qu’on le constate quotidiennement, matériellement. Il n’y a plus d’espoir, plus de croyance et encore moins de rêve. Mais souriez, demain ça sera pire.

Que faire ? Ne pas rester isolé est la seule possibilité de ne pas sombrer et la crise met en valeur ce qui manque : parents, amis, voisins, là où pourraient subsister quelques possibilités d’entraide. A défaut, diverses communautés de substitution assurent un semblant de santé mentale aux individus isolés que sont les prolétaires. Dans la pauvreté, le choix est abondant : foot, militantisme, AMAP, djihad, groupe de réflexion, jeux en réseaux, pétanque, ZAD, bénévolat humanitaire, réseaux sociaux, céramique, etc.
Cela ne suffit évidemment pas. Alors, comme les grands mythes mobilisateurs qu’ont pu être le socialisme ou le nationalisme sont passés de mode, seule la religion offre une réelle efficacité avec l’illusion d’un supplément spirituel. Le « lien social » défait, la religion le restaure par la transcendance : lien avec dieu et, à travers lui, avec tous les hommes, centralité de la famille et communauté des croyants. Dire la shahâda suffit à rejoindre celle des musulmans : devenir anarchiste ou marxiste n’est pas si simple et apporte en retour bien moins de sérénité.
On repense avec inquiétude à la phrase attribuée à Malraux sur le caractère spirituel (ou religieux) du XXIème siècle. Assiste-t-on à un retour du religieux ? Sans doute. Un recours au religieux certainement22. Le succès éditorial de Houellebecq n’est pas à rapprocher de celui d’Eric Zemmour mais bien plutôt de celui d’Emmanuel Carrère avec Le Royaume (sur sa crise mystique et les débuts du christianisme) ou bien, ces dernières années, des rééditions d’ouvrages de Charles Péguy, Georges Bernanos ou Simone Weil ou d’essais consacrés à ces auteurs23. Les livres ne sont pas tout, mais leur popularité montre que ces questionnements touchent une classe moyenne en manque.

Opium et cocaïne

Spiritualité et religion. Soumission évoque des thèmes inhabituels, pour beaucoup, et qui renvoient à des enjeux auxquels la critique radicale répond en général par le mépris ou l’incompréhension. Ce besoin d’un surplus spirituel, rassurant ou exaltant, a toujours été lié à l’humain, y compris à de profonds moments de révolte et aux premiers mouvements communistes et anarchistes (Thomas Münzer, les millénaristes).

Dans la dernière partie de Soumission, l’angoisse initiale laisse la place au soulagement : mais la quête spirituelle qui aboutit à la conversion du narrateur est celle de l’ordre et de l’autorité, donc de la soumission. Car il y a une marge entre ce besoin de surplus spirituel et la religion qui est toujours au service de l’ordre, l’ordre en place ou celui qui va le remplacer24 :

« La religion n’a rien à voir avec une quelconque conscience de révolte, elle n’est qu’une organisation, un pouvoir, nécessairement hiérarchisé, et reposant sur un appel immédiat à la communauté abstraite, c’est-à-dire une injonction à la collaboration de classe concrète. Ceux qui, sous couvert de la confusion entre le vague sentiment individuel de Dieu et l’institution qui informe ce sentiment, valorisent cette institution, ou une de ses composantes, sont nécessairement contre-révolutionnaires. »25

Si la religion est effectivement l’opium du peuple, reste à comprendre quand et comment se manifeste le désir d’une telle drogue. On ne comprendra pas la réalité sociale sans tenir compte del’existence de ce besoin :
* Ce n’est pas un fait autonome (il s’explique par les conditions matérielles d’existence, les rapports de classe et le niveau de la lutte de classe).
* Il n’est pourtant pas la simple conséquence passagère d’une période de crise.
* Il est autre chose qu’une arme dégainée par un Capital aux abois. Aucune machination ne pousse les prolétaires à lire plutôt le Coran que Marx ou Bakounine (quoique l’Etat ne soit pas en reste pour encadrer, soutenir et tenter d’utiliser un tel phénomène).
* Ce n’est pas non plus une belle vague sur laquelle surfer à coup de marketing26, ni un champ de manœuvre vierge où tester des stratégies novatrices.
* Cela déblayé, qu’est-ce donc ?…

Et puis pourquoi l’islam ? Est-il en progrès, ou en crise ? Il est vrai que face à un catholicisme compromis avec un Occident déclinant et paralysé par une hiérarchie bureaucratique peu attirante, il propose un monothéisme rénové, une conversion plus aisée, une relation avec Dieu plus directe et, qui plus est, de l’exotisme. Mais pourquoi aujourd’hui plus qu’hier ? Ce ne sont pourtant pas les hérésies qui manquent.

Les réponses ne sont pas dans Soumission qui d’ailleurs ne se focalise pas tant sur l’islam que sur la conversion27. La question est ô combien dérangeante, car rallier volontairement un mouvement religieux est autre chose que d’y avoir été élevé. Tout bon militant explique cela par la folie, la bêtise et l’inculture, mais s’étonne que ses tracts ne transforment pas le premier passant en révolutionnaire conscient.
Soumission, ne simplifie pas la tâche. Son personnage d’universitaire, spécialiste de Joris-Karl Huysmans, nous offre une image du converti bien différente de celles couramment entretenues par les médias : le prolétaire paumé parti faire le djihad en Syrie ou bien le millionnaire (footballeur ou chanteur) adulé par les prolétaires. Et, si cela peut arriver à tout le monde, sommes-nous si certains de… nos certitudes ?

Soumission serait-il un éloge de la soumission ? De la soumission de la femme à l’homme et de celui-ci à Dieu ? Houellebecq interroge sur ce qui fait que cette situation puisse être enviable. Et le roman de répondre que « le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue » [260]. Le sommet de la liberté également ?28
Il serait bien plus rassurant que la religion soit imposée, tout comme la charia. Mais non, dansSoumission cette dernière est adoptée, parfois adaptée, mais acceptée. Le roman soulève cette question bien plus fondamentale du choix et de la liberté (choix d’autant plus central en démocratie) et explique le refus de certains devant ce livre. Qu’est-ce que se convertir ? Peut-on choisir en toute conscience, librement, de devenir musulman, anarchiste ou fasciste ? Comment ? A-t-on le matin au réveil le choix : obéir ou se révolter ? Sauf en de rares occasions imprévues, la très grande majorité accepte conformisme et soumission. La question se pose à tout individu, groupe social ou classe qui a des choix à faire et en fait.

Le roman a un autre mérite, celui de détacher la question religieuse d’une prétendue question « raciale ». Cette conversion d’une population, et en particulier de ses élites, va à l’encontre du lamentable amalgame entre arabe et musulman. Nous ne parlons pas ici de la version « ignorance crasse » classique, mais de la confusion entretenue par des théorisations soi-disant émancipatrices, mais essentialistes, qui ramènent tout au seul aspect culturel et en masquent les autres. L’islam n’est ni la religion des arabes, ni celle des immigrés, ni celle des prolétaires (pas plus que le catholicisme celle des patrons), c’est d’ailleurs ce que montre l’histoire depuis que les premiers musulmans sont sortis de la péninsule arabique.

Utopist Tory ?

La religion a toujours occupé une place importante dans l’œuvre de Houellebecq. Agnostique ayant eu de la sympathie pour le catholicisme (pour son aspect polythéiste), il jugeait sévèrement le monothéisme : « L’idée que le monde a été créé par un Dieu animé de bonnes intentions me paraît d’une absurdité complète. »29
Mais, pour qu’une société soit vivable, il pense qu’elle ne peut durablement se passer du cadre fourni par la religion. Le christianisme médiéval est pour lui exemplaire : « un système complet de compréhension de l’homme et de l’univers servant de base au gouvernement des peuples, produisant des connaissances et des œuvres, organisant la production et la répartition des richesses »30.
Inversement, le capitalisme ne prospère qu’en perpétuant le chaos et Houellebecq n’aime pas ça : « je suis de ceux qui considèrent que c’est à la faveur du désordre que se produisent les plus grandes injustices »31.
D’où la critique du monde moderne et de la bourgeoisie, l’intérêt de Houellebecq pour les sociétés de tradition, et les pages de Soumission où est longuement évoqué René Guénon32. Mais il a pu, en d’autres occasions, évoquer aussi ce fameux passage du Manifeste du Parti communiste :

« Partout où elle [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. »33

Bernard Maris, étudiant ses écrits, souligne l’importance pour Houellebecq de celui qui fabrique de ses mains, du créateur, ouvrier, technicien ou ingénieur. Et d’évoquer William Morris et les préraphaélites partisans d’abolir la distinction entre art et artisanat :

« Fourier avait connu l’Ancien Régime. Il savait qu’ […] entre l’artisan et l’artiste existait une similitude de comportement dans la vie : un respect de la religion, et une sorte d’honneur du travail bien fait. […] Éloge de l’artisanat préindustriel, marqué au sceau du christianisme médiéval, emprunté à William Morris. Les travailleurs sont vraiment libres. La conception et l’exécution ne sont plus distinctes »34

Houellebecq lui aussi apprécie cette « dignité des classes prolétariennes » disparue, ce goût du travail bien fait (loin de l’éthique protestante)35. Il est donc logique que dans l’enseignement français post-2022, la filière de l’artisanat soit encouragée et revalorisée.
Sur ces chemins, Bernard Maris croise un peu Marx, mais surtout Fourier, Godin, Cabet, Saint-Simon ou Owen. C’est que notre auteur, par ailleurs partisan de la démocratie directe, n’est pas favorable aux expériences, à moins qu’elles se déroulent dans l’ordre, sans violence et soient bien ancrées dans le passé (médiéval ou précapitaliste). Car le « socialisme » de Houellebecq, s’il n’est pas véritablement réactionnaire, se réfère aux critiques du monde moderne et industriel naissant comme celles de William Morris ou G. K. Chesterton36.
Le projet de distributisme de ce dernier va ainsi influencer la pensée économique du président Ben Abbès en 2022. Il « se voulait une « troisième voie », s’écartant aussi bien du capitalisme que du communisme — assimilé à un capitalisme d’État. Son idée de base était la suppression de la séparation entre le capital et le travail. La forme normale de l’économie y était l’entreprise familiale » [202]. Pour les unités de production plus importantes l’idée était de développer l’actionnariat salarié et la coresponsabilité de la gestion, porte ouverte vers le corporatisme et l’autogestion sur un mode patriarcal. Le programme économique de Ben Abbes, minimal mais vertueux, « malgré l’anticapitalisme affiché de la doctrine » [202], est des plus rassurants pour le Capital et les autorités de Bruxelles (sans doute car il ne demande pas une redéfinition du partage profits/salaires ou une sortie de l’euro).

On nous rétorquera justement que tout cela n’est que béquilles du système et n’a rien à voir avec un anticapitalisme « conséquent ». Certes, mais on peut noter que le programme et le discours d’organisations ou de groupes, en France ou dans le monde, qui proclament œuvrer pour une rupture ou un « autre monde », sont tout autant radicaux (c’est-à-dire pas du tout) et tout aussi confus.

On ne demande pas forcément la cohérence théorique à un artiste.

Extension du domaine de la confusion

Soumission n’est certainement pas pour nous un livre « incontournable » comme peuvent l’être par exemple, à différents, niveaux Les Coups de Jean Meckert, 1984 de George Orwell ou Ouvrez le feu ! de Tristan Cabral.
Sa lecture est pourtant loin de nous paraître inutile pour qui cherche à sentir le moment actuel, la période. « Tout en subjectivité » dit-on aujourd’hui, tout comme la fréquentation d’un bistrot, d’un lieu de travail ou d’une ligne de métro, la lecture occasionnelle des Echos ou même celle d’un périodique militant. Mais différemment.
Car c’est à se demander si Houellebecq ne joue pas avec ses lecteurs comme au bonneteau. Les cartes paraissent immanquables : FN, populisme, identitaires, guerre civile et islam. La dernière est sans doute la plus insaisissable, l’épineuse, des rives de la Marne à celles du Tigre. Du brouillard idéologique dominant, il fait un livre, sorte de précipité de la confusion ambiante.

Ceux qui voudraient un Que-sais-je ? sur la société française du début du XXIème siècle seront déçus. Au lieu de cela, un point de vue inhabituel, distordu, et des questions auxquelles l’auteur lui-même ne s’attendait pas et qui ne l’intéressent probablement guère et, à moins de s’éloigner, pas de réponses.
Pas de quoi satisfaire une partie de la critique radicale (en particulier militante) qui compense généralement la perte de repères, théoriques et politiques, par un radicalisme de posture, par l’affirmation de positions plutôt que de questionnements. Nous ne pensons pas que pour affronter un monde où tout semble brouillé, vivre sans folie soit tellement raisonnable. Concluons donc par un peu de poésie.

Quoiqu’il sache que « le passé est toujours beau, et le futur aussi d’ailleurs, il n’y a que le présent qui fasse mal » [267], Houellebecq reste attaché à la certitude rassurante des jours révolus. Soit, mais le temps perdu ne revient pas. Alors, pour vivre au présent, suivons plutôt le conseil de Vladimir Maïakovski et, aux temps futurs, arrachons la joie.

Tristan Leoni, juin 2015.

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NOTES :

1Essai paru en octobre 2014 chez Albin Michel. L’auteur y dénonce la trahison des élites responsables selon lui, depuis 40 ans, de la ruine économique, morale et culturelle de la France (le tout lié à l’immigration, l’islam, l’insécurité, etc.).

2 Nous nous demandons bien pourquoi cette fois-ci, il faudrait imaginer que Houellebecq écrit l’inverse de ce qu’il pense.

3Interview de Michel Houellebecq le matin du 7 janvier sur France Inter.

4Interview de Michel Houellebecq, L’Humanité, 5 juillet 1996.

5L’interview de Houellebecq par Patrick Cohen, le 7 janvier sur France Inter, est de ce point de vue caricatural. Le journaliste y compare ainsi la France de Soumission à celle de Vichy et les conversions à l’islam à la « résurgence de l’esprit collabo ».

6Quel « jeune de banlieue », « endoctriné sur internet », est le plus déséquilibré? Celui qui part combattre pour Dieu en Syrie ou celui qui endosse l’uniforme de la police pour défendre le triptyque liberté/égalité/fraternité ?

7Michel Houellebecq, Plateforme, J’ai lu, 2002, p. 114.

8Tout le monde n’en est pas convaincu. Voir par exemple Victoria Déodato, La Femme dans l’univers romanesque de Michel Houellebecq, (2006) ou Bernard Maris, Houellebecq économiste (Flammarion, 2014).

9Les nombres entre crochets renvoient à l’édition de Soumission, Flammarion, 2015.

10Si décrire la légalisation de la polygamie en France c’est stigmatiser les musulmans, que dire des régimes où elle se pratique légalement ? L’Arabie Saoudite, par exemple, serait-elle un pays « islamophobe » ?

Il en va de même de l’âge légal du mariage. Houellebecq est accusé d’éloge de la « pédophilie », sinon d’accuser lui-même les musulmans de la pratiquer. Le scandale vient du fait que l’une des épouses d’un personnage deSoumission soit âgée de 15 ans. Mais l’âge nubile varie là aussi beaucoup selon les pays et les périodes. Précisons qu’en France il est aujourd’hui pour tous à 18 ans mais que, jusqu’en 2006, il était pour les filles à 15 ans.

11Ma voisine, enseignante à la retraite et bouddhiste est très sympathique ; ses coreligionnaires birmans qui organisent des pogroms anti-musulmans le sont moins.

12Depuis la conquête de la ville par l’EI en juin 2014, les banques de Mossoul, succursales d’établissements basés dans les capitales de la région (dont Bagdad), fonctionnent toujours normalement.

13Théorie selon laquelle il existerait un processus de substitution de la population « européenne » autochtone, par une population africaine via l’immigration, entraînant un changement de civilisation. L’expression a été inventée par l’écrivain Renaud Camus.

14On sait qu’il est de bon ton de ne lire que des ouvrages avec lesquels on pense être en accord.

15Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (J’ai lu, 1999, p. 124)

16Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie (J’ai lu, 1999, p. 144).

17Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998).

18Michel Houellebecq, Bernard Henri-Lévy, Ennemis publics (J’ai lu, 2011, p. 114-115).

19Cité par Bruno Viard, Les Tiroirs de Michel Houellebecq (PUF, 2013, p. 60).

20Michel Houellebecq, Rester vivant (Librio, 1999, p. 53).

21Michel Houellebecq, « Le sens du combat » [1996], Poésies (J’ai lu, 2000, p. 52).

22Georges Corm, La question religieuse au XXIème siècle (La Découverte, 2006) et Pour une lecture profane des conflits (La Découverte, 2013)

23Evelyne Pieiller, « Les Lumières selon Michel Houellebecq », Le Monde diplomatique, avril 2015.

24Lire par exemple la note de lecture du GARAP sur le livre de Chahla Chafiq, Islam politique, sexe et genre. À la lumière de l’expérience iranienne (PUF, 2011).

25GARAP, « Que le feu divin nous éclaire ! Sur l’obscurantiste promotion de la religion par la mondanité radicale-gaucho-toto », avril 2015.

26Comme faire usage de références à la kabbale ou au christianisme primitif pour donner une allure hermétique et poétique qui flatte les initiés et intrigue les autres.

27Houellebecq avait d’ailleurs envisagé, au début de l’écriture du roman, que le narrateur se convertisse au catholicisme.

28Le lien fait par Houellebecq avec la subversion du rapport soumis/dominant dans la théorie et la pratique BDSM saute aux yeux.

29Cité par Bruno Viard, op. cit., p. 110.

30Les Particules élémentaires, op. cit., p. 10.

31Ennemis publics, op. cit., p. 109.

32René Guénon (1886-1951), spécialiste français de ésotérisme initié ou converti à divers cultes et notamment le soufisme. Il a peut-être influencé André Breton ou Antonin Artaud mais est aujourd’hui devenu une référence chère à l’extrême-droite.

33Rester vivantop. cit.,p. 68.

34Bernard Maris, op. cit., p. 91, 108-112).

35Ennemis publics, op. cit.

36Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), « prince du paradoxe » et célèbre auteur de romans policiers, se convertit au catholicisme en 1923.