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Marx et le féminisme, la reproduction sociale, la politique des communs… Entretien avec Silvia Federici

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Lien publiée le 26 avril 2019

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https://www.lesinrocks.com/2019/04/23/societe/societe/marx-et-le-feminisme-la-reproduction-sociale-la-politique-des-communs-entretien-avec-silvia-federici/

A l’occasion de la parution en France le 19 avril dernier de son nouveau livre “Le capitalisme patriarcal”, nous avons discuté avec Silvia Federici des paradoxes de Karl Marx, mais aussi de ce que la reprise des travaux de Marx par les mouvements féministes pouvait amener comme critique d’un capitalisme qui a toujours cherché à contrôler la femme pour la mettre à la marge, dans le but de servir le profit.

Vous expliquez dans votre livre en quoi Marx a eu tort sur un certain nombre de points, notamment la dissolution annoncée du capitalisme. Pourquoi la filiation à la pensée marxiste reste donc si importante aujourd’hui pour vous ?

Silvia Federici - Parce que je crois que Marx reste très important aujourd’hui, pas uniquement pour le mouvement féministe mais pour tous les mouvements anti-capitalistes. Son analyse est fondamentale. En se fondant sur la question de l’exploitation du travail, il a montré que le capitalisme accumule le travail humain, car c’est là-dessus que ce système social a fondé sa richesse sociale. Ce qui compte, ce n’est pas le fait de posséder des terres, mais d’exploiter le plus de travailleurs possible. Il nous a également aidé à démasquer la prétention de démocratie et d’égalitarisme du capitalisme, en montrant comme les sociétés capitalistes n’étaient pas égalitaires et comme les échanges en leur sein se fondaient sur l’appropriation. Enfin, Marx avait également compris que le capitalisme était un système qui devait se répandre à un niveau mondial. Il avait anticipé la globalisation que nous connaissons aujourd’hui. Alors il est certes aujourd’hui nécessaire de le reprendre et d’en faire une critique, mais ce n’est pas un rejet total de sa pensée.

Vous montrez de la même façon à plusieurs reprises que Marx essentialisait le travail ménager aux femmes, décrivait une nature féminine que l’homme était voué à dominer, alors que vous le décrivez dans votre introduction comme un constructiviste, comment expliquez-vous ces paradoxes ?

C’est vrai qu’il y a une grande contradiction chez lui ! Il y a toujours un débat aujourd’hui entre féministes sur ce que Marx nous a apporté. Et je crois que c’est très important de voir comme la situation est complexe. Dès son premier ouvrage, Marx a critiqué le système patriarcal et a fait une critique de toute conception naturaliste de l’être humain et de l’identité. Et ça a été très important pour le mouvement féministe qu’il décrive la masculinité et la féminité comme des entités construites historiquement, car cela signifiait que l’on pouvait changer l’identité féminine par la lutte ! Mais alors pourquoi n’a-t-il pas été capable de voir le rôle fondamental de la reproduction sociale au moment où il s’intéressait aux mécanismes d’exploitations du capitalisme ?

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Peut-on envisager que Marx était parfois simplement un homme de son époque, qui n’avait pas une sensibilité féministe développée, ce qui l’a empêché de se consacrer à cette question correctement ?

On peut se dire cela oui, ou se dire que lorsqu’il était en train d’écrire Le Capital, beaucoup de femmes travaillaient encore à l’usine du matin au soir. Mais je ne suis pas satisfaite par cette réponse. Je crois vraiment que Marx n’a pas donné d’importance au travail de reproduction parce qu’il n’a pas vu ce travail comme un élément essentiel. Il l’a en quelque sorte naturalisé, comme si les capitalistes ne devaient pas se préoccuper de toujours trouver de nouveaux travailleurs car ils pouvaient faire confiance à l’instinct de survie de ces travailleurs, qui les poussait à se reproduire. Ce qui était absurde. Pour les femmes de l’époque, chaque maternité entraînait la peur de mourir, la perte de son travail. Comment peut-on parler d’instinct de survie? Il n’a pas su voir que les hommes et les femmes avaient des intérêts différents concernant la reproduction. Quant au travail domestique, c’était pour lui un travail hérité des sociétés féodales, qui ne faisait pas partie du processus de reproduction des travailleurs. Pour lui, la lutte des classes ne se déroulait que dans l’usine.

Le capitalisme a-t-il été responsable au cours de son développement des difficultés qu’ont rencontrées les femmes à avoir la main sur la contraception et l’avortement ?

Bien sûr. Dans la perspective capitaliste, le corps de la femme s’inscrit dans une activité économique et a une influence sur le marché du travail, car il peut faire augmenter la population. Il y a toujours débat aujourd’hui sur le fait que le capitalisme a encore besoin de nouveaux travailleurs ou non. Personnellement, je pense que c’est toujours le cas. Il y a beaucoup de travail non payé, invisible, qui sont nécessaires à ce système. Et en cela, l’Etat a toujours eu un intérêt très direct à contrôler le corps de la femme, sa sexualité, à imposer des règles pour que cette sexualité soit productive, et qu’elle ne mette pas en danger l’ordre social. Il y a par exemple des espaces qui se dessinent et réglementent les temps destinés à l’amour et au sexe. La semaine de travail est faite comme cela, l’amour et le sexe ne se manifestent pas de la même façon le samedi ou le lundi.

 

Vous décrivez un certain nombre de charges qui pèsent sur la sexualité des femmes, certaines depuis des décennies. Comment donc les femmes doivent-elles se situer aujourd’hui par rapport à leur sexualité ?

On ne peut pas décider de ce que doit être la sexualité des femmes. Les femmes n’ont d’ailleurs jamais connues ce qu’est leur sexualité, parce qu’elle a toujours été un travail, un service, un devoir. Les femmes n’ont que très rarement eu la possibilité de décider, parce qu’elles étaient toujours dans une situation de dépendance, ou de pouvoir déséquilibré. Pour pouvoir vraiment décider de ce que doit être la sexualité, et savoir ce que l’on désire vraiment, on doit changer les conditions matérielles de notre vie. Si la majorité des femmes continue d’être économiquement dépendante des hommes, elles ne seront pas en position de décider de leur sexualité. Il ne faut pas séparer la lutte sur le sujet de la sexualité, et la lutte pour changer nos conditions de vie générales.

Le modèle de la famille nucléaire, outil de contrôle des capitalistes sur le prolétariat, est-il encore d’actualité ?

Le modèle de la famille nucléaire est encore une institution importante pour le développement du capitalisme dans de nombreuses régions du monde, parce qu’elle est une usine de production à travailleurs. Mais la dernière décadence du néo-libéralisme est le désinvestissement de la reproduction sociale. La reproduction des travailleurs a changé aujourd’hui, car la famille nucléaire était fondée sur le salaire des hommes. Et avec la grande crise du salaire des hommes, il y a donc eu une crise de la famille nucléaire. Aujourd’hui, elle continue à exister dans les classes de la population qui ont des ressources économiques importantes. Alors qu’aux Etats-Unis par exemple, on voit émerger des familles où la femme travaille la journée, le mari travaille la nuit, et la famille ne se rencontre qu’une fois par semaine. Même si la famille continue, elle a un fonctionnement très différent. Parce que le travail est devenu précaire et que le salaire n’apporte plus la même sécurité qu’auparavant, il n’est plus suffisant. Beaucoup d’activité de reproduction sociale sont aujourd’hui dépendantes du marché et plus uniquement de la famille. La famille traditionnelle n’est d’ailleurs même plus le modèle dominant dans certaines sociétés, puisqu’effectivement il y a de plus en plus de gens qui vivent seuls. Nous vivons de toute façon une période de grands changements, qui verra émerger de nouvelles institutions de reproduction sociale.

Vous avez une idée de quels seront ces changements ?

Je crois qu’il y a une lutte, une force, pour créer des formes plus étendues de la famille qui ne sont plus uniquement fondées sur des liens de sang ou de mariage. Des familles qui se regroupent parce qu’elles sont d’accord sur des idées, ou qu’elles ont des nécessités économiques. Je ne saurais prévoir précisément quelles seront ces nouvelles formes, mais je sais que la famille est en crise à cause de l'appauvrissement et des politiques d’austérité. La face la plus visible pour l’instant est la face de la crise. Mais de cette crise va sortir quelque chose de nouveau.

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La pensée féministe semble parfois peiner à se développer dans certaines classes prolétaires de la population, à prendre dans certains mouvements sociaux, comment l’expliquez-vous ?

Je crois que cette question soulève beaucoup de choses. C’est d’abord très clair pour moi que l’intervention des institutions gouvernementales dans les politiques féministes durant les années 80 avait pour but de domestiquer les femmes pour les faire entrer sur le marché du travail international. Cela a créé un espace de féminisme institutionnel bourgeois et capitaliste qui ne prône pas un changement de société, mais plutôt une adaptation de la femme à cette société. Alors que si on regarde l’Amérique latine, le féminisme populaire est très connecté à tous les mouvements sociaux, qu’ils soient écologistes, ou contre l’austérité, contre la dette. En Argentine par exemple, le grand mouvement contre les violences faites aux femmes est connecté aux femmes des syndicats, aux femmes de l’économie solidaire. Alors qu’en Europe, le féminisme commence seulement aujourd’hui à prendre une perspective anti-capitaliste.

Pour parler de la politique des communs, dont vous faites la promotion dans vos travaux, comment s’assurer que dans la mise en place d’un espace autogéré, l’oppression des hommes sur les femmes ne refasse pas surface ?

Je crois que le mouvement des communs comme il existe aujourd’hui en Amérique latine est important parce qu’il permet aux gens d’avoir accès à la terre collectivement. Pourtant, certains d’entre eux ont un fonctionnement patriarcal. Et il y a une lutte importante dans tous ces mouvements pour que les femmes puissent accéder à un statut égalitaire. Mais lorsqu’on parle de la politique des communs, on doit comprendre qu’on parle en regardant le futur. Et qu’on ne parle pas seulement d’un territoire, mais d’un principe d’organisation sociale. La faiblesse de beaucoup de mouvement a été l’incapacité de s’organiser sans séparer la reproduction quotidienne de la lutte. Alors que les communs permettent, je pense, de reconstruire la fabrique sociale pour mettre la vie ensemble et créer des formes de reproductions plus responsables, en tendant vers cette égalité que nous n’avons pas partout aujourd’hui. Les luttes des femmes en Amérique latine sont très fortes parce qu’elles sont conscientes de cette nécessité de coopération. La conception du commun est une vision du monde pour le futur, une idée de l’égalité, une forme d’autogouvernement sans structure dominante. Et je crois que cela peut exister aujourd’hui. J’ai vu dans beaucoup de pays s’organiser des luttes féroces contre les grands groupes industriels. Et ces gens en lutte, qui savent s’organiser de façon égalitaire à tous les niveaux, vivent déjà le commun.

Le capitalisme patriarcal, de Silvia Federici, paru le 19 avril 2019 aux éditions La Fabrique

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